Fin août 1962, j’ai 20 ans et 3 mois …cela fait un an que mon père s’est envolé de notre paysage… et la source des larmes a commencé à se tarir …la télévision est entrée dans le salon … Il n’y a qu’une seule chaîne et on regarde tout … même Titi et Bonhomet . Le dimanche ça aide à garder les pieds dans un bassin d’eau salée pour les dégonfler, car ils souffrent le martyre sur des talons aiguilles durant une vingtaine de Rocks en enfilade . Il me reste une année à bosser pour devenir prof…………. je m’accroche, car ma mère voudrait que je l’aide à continuer les affaires de mon père . Mais je sens que c’est une mauvaise idée, il vaudrait mieux trouver un acquéreur, car maman s’est un peu fait rouler dans la farine .
Elle est devenue très belle suite à son veuvage ,
elle a minci , pris de l’assurance , elle a appris les bases de l’anglais ………….elle est devenue blonde……… et s’est rendue en Angleterre très souvent pour ses affaires . Elle passe de la morosité à l’exaltation, un simple coup de fil la met de bonne humeur …elle aime séduire…elle s’est mise à faire des tout petits pas sur ses talons aiguilles qu’elle s’oblige à porter tous les jours …quand elle s’assied , elle croise les jambes plus haut , cela lui donne un charme incontestable d’utiliser sa personnalité de femme enfant qui est maintenant canalisée par un cerveau qui sait ce qu’il veut . Je découvre une fois de plus une nouvelle femme…elle ressemble étrangement à Michèle Morgan …à ses côtés les hommes se tortillent et font des ronds de jambe …elle adore cela et en redemande .
Je la comprends, cette femme est en train de prendre sa revanche sur la vie , elle n’a pas eu de jeunesse …………. une vie de mère imposée qu’elle a essayé d’évincer ………… une vie de femme soumise à l’ombre d’un chêne …et là elle est belle et elle a de l’argent … elle vient de s’acheter un petit cabriolais Floride de couleur blanche avec un « Hartop » rouge ….Je suis verte de jalousie , moi je vais avoir une nouvelle deux-chevaux de couleur beige .
Fin août 1961, c’est dimanche après midi, ma copine Renée et moi nous nous ennuyons un peu,
demain c’est la rentrée . On décide d’aller boire un « Vichy Célestin on the rocks » ……. pour se remettre des excès de la veille. Le lieu est envahi par deux sortes de population , il y a comme nous ceux qui viennent récupérer pour sortir d’un état nauséeux …et il y a les partisans de l’apéro de midi qui sont toujours sur place et mette une bruyante ambiance festive. Devant du bar, il y a un attroupement autour d’un mec qui tient le crachoir et qui manipule son auditoire comme un chef d’orchestre.
La force de sa personnalité déclenche les rires et les silences à sa convenance , il les tient en haleine, donne le tempo…Qu’est-ce qu’il est drôle.
On s’approche et je dissèque la bête …Style Lino Ventura, trapus, pas grand, 1mètre 77 à vue de nez, visage lumineux d’intelligence, prestance à toute épreuve , carapace préhistorique , santé de fer, yeux narquois et pétillants qui finissent par m’apercevoir , il s’arrête de parler quelques secondes, son boulier compteur se met en route dans sa tête , il m’envoie un clin d’œil ….il vient de trouver une partenaire de jeu et moi aussi. Ma copine Renée se met à minauder …oh là… Surtout ne pas entrer dans la surenchère … jouer l’indifférence ………… dérouler le moulinet , redonner un petit coup sec pour ferrer la bête ……… relâcher le moulinet …attendre que l’animal soit au bout de ses ressources et lui offrir une épuisette qui ne manifeste aucune malignité . Bingo…quinze zéros.
Il regarde l’heure sur la montre de l’ami qui l’accompagne …ami que je serais incapable de décrire, le faisceau de mon projecteur n’allait pas jusque là. Ho là là il est temps de reprendre la route dit-il. Et c’est comme cela qu’on apprend qu’ils sont collègues dans une boîte à Anvers, ils sont colocataires …ou plus exactement le bavard squatte l’appartement du plus taiseux et en plus le taiseux lui sert de chauffeur, car le bavard veut rester libre et une bagnole ça crée des obligations.
La messe est dite …tout le programme psychologique de l’individu est contenu dans ces 4 lignes …
« jouir de ce qui se présente et ne pas s’engager ». Inscrire cela dans mon cerveau avec des lettres en relief pour me rappeler qu’on ne change pas les gens… Mais hélas : « La connaissance ne s’acquière que par l’expérience , le reste n’est que de l’information » ..Mais à l’époque je ne sais pas encore cela . En me serrant la main, il me donne une carte de visite où beaucoup de choses sont écrites et il me dit avec un sourire prometteur au coin de la bouche « si ça vous dit, à vous de voir , on me transmettra votre message ». Match nul …-quinze quinze
Mais qu’est-ce qu’il croit ce mufle , que je vais lui tomber toute chaude dans son lit …Non, Non…mettre en stand-by, laisser venir …attendre …attendre
Mon statut avait très vite été défini, car lors de cette première rencontre , à la question : que faites-vous dans la vie ?
Nous sommes étudiantes !
Ah bon, quelle faculté ?
Nous faisons un gradua en Arts plastiques !
Ah bon, vous êtes écolières alors …gloups !
Avec le recul je peux dire maintenant
que c’est lui qui m’a fait connaître les valeurs du monde universitaire . C’est-à-dire la dérision , l’anticonformisme , le désembourgeoisement , la liberté de pensée, l’affirmation de ses propres valeurs, oser monter aux barricades pour défendre une idée… Boire des chopes et encore des chopes, rester debout des heures dans des lieux bondés pour faire partie du monde en marche. Ce fût un carnaval permanent durant quelques mois , chaque week-end il m’emmenait dans un autre univers, avec d’autres gens , d’autres milieux…il connaissait tout le monde et tout le monde l’adorait . il me présentait un peu comme une figure de proue …une fille qui pense , qui a des idées et qui ose les exprimer ….Une féministe !…
Mais son regard en disait long sur ce qui se passait dans sa tête …ça le rendait joyeux d’imaginer sa revanche le jour où il utiliserait son puissant membre viril infatigable pour mettre KO toutes ces idées réformatrices que je défendais avec acharnement . Un pur matcho de la préhistoire ….
Ca, mon ami c’est pas demain la veille. Trente Trente
On assistait à pas mal de mariages, car beaucoup de ses amis se rangeaient . Et lui malgré ses 30 ans avait encore beaucoup de mal a voir dans le mariage un quelconque avantage .
C’est son frère aîné qui a débloqué la situation en trouvant une bonne argumentation pour le convaincre : « avec celle-là, tu ne t’ennuieras pas » .
Petite anecdote pour terminer mon chapitre ?
Quelques semaines après la première rencontre, nous avons été invitées Renée et moi à une boum à Anvers . Les deux amis souhaitaient revoir les deux amies . Pour la circonstance j’avais supplié ma mère de me prêter sa Floride , je voulais en imposer… Ce fût long, laborieux et lié à une foule de recommandations . Le jour arriva et ma mère m’accompagne devant la maison pour voir comment je me débrouille avec son jouet … OK elle met ses mains dans ses poches, OK elle se détend …OK je peux y aller…
Arrivée chez Renée je suis surprise de la voir en peignoir de bain les cheveux encore mouillés …mais là , on a juste le temps de faire la route dis-je ! Je suis prête dans 10munites …10 minutes qui ont duré une heure … qui m’ont mis les nerfs en pelote et la colère accrochée aux amygdales . Bref on démarre , les vitesses grincent , je maltraite un peu le jouet de ma mère et je fonce sur la première autoroute de Belgique ( Bruxelles / Anvers ) .
C’est du velours , la route est lisse , y a pas de secousses , y a peu de circulation alors j’appuie sur le champignon et je me fais un shoot à l’adrénaline … des petites lumières rouges sont là très – très – très loin …puis en une seconde elles sont devant le capot et je les emboutit violemment .
Renée est projetée en avant sous le capot , elle est enroulée sur elle-même comme un escargot , les deux bouteilles de champagne ont explosé et je crois que le toit s’est envolé car il pleut dans la voiture…non c’est le champagne…Dû au choc, mon chignon s’est démantibulé …J’ai rien compris .
Puis s’en suivent toutes les procédures policières et lors de mon interrogatoire dans la camionnette de service on m’a permis de donner un coup fil a une personne de ma connaissance qui « accepterait » de venir me chercher, car la voiture était en sinistre total et il y en avait 12 autres derrières moi en sinistre total aussi. C’est seulement deux heures après que j’ai vu arriver ma « 2 chevaux » , conduite par ma mère bouffie de chagrin… Elle était passée à côté des 14 bagnoles sinistrées garées le long de la route et n’avait rien vu tant elle pleurait… une fois arrivée à Anvers, elle est sortie de sa léthargie et a refait la route dans l’autre sens… et là elle nous a vus de loin sur l’autre bande. Il n’y avait plus que Renée et moi grelotant de froid…les autres avaient été rapatriés depuis longtemps.
Ce qui m’a permis d’accéder à l’impunité, c’est qu’un mois plus tard elle s’est fait emboutir l’arrière de la bagnole par le tram…
Yes… Merci la vie .